Tristan Charvillat VP Product Design chez Malt (à la sortie de l'article VP Product Design & Brand chez BlaBlaCar). a accepté notre invitation à répondre à plusieurs questions sur le métier de Product Designer.
Cet article est un résumé des échanges que nous avons eu lors d’une rencontre live le 23 septembre 2020 (retrouvez l’événement en intégralité sur Youtube)
Tristan, peux-tu te présenter, nous dire ce que tu fais et comment tu es arrivé dans le design ?
Je suis rentré dans le product design il y a 15 ans. Mon parcours commence par des études de psychologie cognitive il y a une vingtaine d’années. Une époque où très peu d’écoles de design et de vocations existaient. On appelait ça l’ergonomie IHM (interface homme-machine). C’était un domaine déjà mature sur les “systèmes complexes” comme l’industrie lourde, l’aviation, les centrales nucléaires mais qui était à ses balbutiements dans le domaine du web.
Après une expérience en agence, j’ai rejoint Paypal. L’occasion d’aller chercher de l’inspiration et de travailler avec des leaders du design. J’y ai eu différents mentors dont un qui avait travaillé sur les sujets de design thinking à son origine. Pendant plusieurs années j’ai fait ce travail d’emmener des équipes cross-fonctionnelles sur le terrain pour aller comprendre les problèmes utilisateur en Europe.
Quand les fonctions de design ont été regroupées en Californie, j’ai rencontré Frédéric Mazzella (fondateur de BlaBlaCar) qui avait pour ambition de créer “une mini-startup au sein de la startup” pour lancer BlaBlaLines, un produit de covoiturage domicile-travail. Une fois le produit lancé, on m’a proposé de prendre la responsabilité de l’équipe product design de BlaBlaCar. Depuis mon scope a évolué un peu pour y inclure les fonctions CRM, product marketing et brand.
Plus personnellement, je m’intéresse aux processus créatifs dans la musique, le bricolage ainsi que dans l’architecture, en particulier haussmannienne.
Tu as parlé de product design, d’interfaces homme-machine… Mais c’est quoi le product design ?
La manière dont je vois le product design c’est vraiment la conception du produit un petit peu comme on pourrait le faire pour des produits physiques : une responsabilité depuis la conception jusqu’à l’exécution. On ne demande pas forcément d’être compétent dans chacun des domaines mais d’avoir une responsabilité globale sur l’entièreté du process.
Il y a un aspect supplémentaire intéressant autour de la hiérarchie d’information dans la mesure où l’on navigue sur un produit digital, au contraire d’une chaise ou d’un canapé. C’est peut-être ça la spécificité par rapport au produit traditionnel.
Dans ce métier là, quel est l’aspect qui te passionne le plus ?
Je crois beaucoup dans le fait de connecter des points plutôt que de partir d’une page blanche pour arriver à quelque chose par sa propre créativité. Je crois qu’on assemble des choses qu’on connait pour en faire quelque chose de nouveau et ça, ça me fascine. Il y a une citation qu’on attribue à Picasso “good artists copy, great artists steal” et je crois beaucoup dans cette idée où la notion de vol induit de “prendre pour s’approprier”. Je parlais du bricolage tout à l’heure, lorsqu’on a un problème il faut souvent aller au magasin et trouver des petites pièces, des petits morceaux pour les combiner et en faire une solution efficace.
Sur une application comme BlaBlaCar, c’est quoi les petites pièces que vous allez voler à droite, à gauche ?
Elles sont infinies. Ca peut être des choses très proches : si on travaille sur des problématiques de map, on va regarder Google Maps en premier parce qu’avec leur volume, ils ont déjà résolu plein de problèmes. Et c’est différent de la copie parce qu’il faut après rétro-ingénierer pour pouvoir l’appliquer à notre contexte. Prendre une solution et la brancher directement sur un produit ça ne marche pas. Il faut aussi faire preuve d’humilité et utiliser ce qui a été fait par d’autres pour proposer des patterns venant d’ailleurs, que les utilisateurs connaissent bien. On le voit dans l’automobile : ce qui m’enchante c’est que quand je loue une voiture je suis capable de facilement la démarrer, passer les vitesses ou mettre le clignotant. Ce qui me rend dingue c’est le temps qu’il faut pour comprendre les interfaces pour changer de musique ou mettre le GPS.
La partie sur la copie me fait penser un peu au sampling dans la musique. Un artiste ne va pas juste copier/coller un morceau mais se l’approprier et le retravailler pour en faire quelque chose de nouveau.
Et c’est vrai aussi pour les musiciens “traditionnels”. Eux vont parler d’influence, mais c’est la même chose. Être musicien c’est avoir intégré plein de patterns, de les avoir digéré pour les ressortir d’une manière nouvelle. Il faudrait écouter ce que quelqu’un qui n’a jamais écouté de musique est capable de produire. Là ce serait vraiment la page blanche. Je suis pas sûr de ce que ça donnerait, mais ça serait une belle expérimentation.
Pour revenir à BlaBlaCar, c’est quoi le rôle et ce qu’on attend des designers ?
Y’a une partie “connecter les points” comme je l’ai dit tout à l’heure. On attend que les Designers rapportent des points de vue différents via le benchmark, la recherche utilisateur…
L’aspect le plus important est peut-être le process. On s’attend à ce que les Designers appliquent le “product design framework”, un process précis avec pas mal d’étapes et de livrables.
Et en finalité, quel est leur impact pour l’entreprise ?
Ca dépend pas mal de leur niveau d’expertise. Julie Zhuo, l’ex VP Product Design de Facebook a partagé un framework très simple qui dit qu’un Designer junior doit apporter un “craft” : quelque chose d’utilisable avec une esthétique qui convient. Pour le niveau suivant on demande plus d’influence sur l’expérience avec une dimension d’architecture plus importante où les problèmes à résoudre sont plus compliqués à mesurer. La dernière étape est d’amener de la vision et d’anticiper les problèmes.
Tout à l’heure tu as parlé d’aller à la rencontre d’utilisateurs. C’est quoi la place de l’utilisateur dans ce métier ? À quelle fréquence on les rencontre et comment on interagi avec eux ?
Il suffit d’ouvrir les yeux pour réaliser à quel point les interactions peuvent être nombreuses. Déjà, nous sommes et connaissons nous-même des utilisateurs. C’est la façon la plus simple d’en rencontrer mais pas forcément le plus fiable. Il y a les phases de discovery et les phases de test d’utilisabilité qui permettent d’en rencontrer régulièrement mais aussi l’équipe support, des commentaires sur les réseaux sociaux, les app stores. On demande aussi à tous les collaborateurs de faire un trajet par mois pour se confronter eux-mêmes à notre service.
Si on rentre dans le concret, que font les Product Designers dans leur journée ?
On s’attend à ce que les Designers soient présents à chaque étape du développement produit. Certains sont spécialistes dans un domaine mais on ne leur demande pas d’être experts dans tout, mais plutôt d’avoir un avis sur tout. En phase d’immersion, on va rencontrer des utilisateurs, mais aussi se rapprocher du call-center, de lire des avis… On a la chance de s’appuyer sur un design system, il y a donc très peu de travail sur les pixels ou de micro-UI, par contre on s’attend à ce que les Designers écrivent des specs précises sur leurs solutions, en intégrant tous les “corner cases”, messages d’erreur etc.
Avec qui l’équipe design collabore-t’elle le plus ?
L’interlocuteur principal, c’est le Product Manager. C’est d’ailleurs comme ça que je vois le meilleur chemin pour l’ascension du design au sein d’une entreprise : prendre l’appel d’air du produit pour développer son pouvoir d’influence. La collaboration avec la tech c’est également très important. Ce qu’on délivre n’existe pas, c’est juste des specs, ça ne prendra vie que lorsque ce sera développé. La dernière étape, et c’est mon focus actuel, c’est la proximité avec les métiers du marketing pour que notre intention soit transmise le mieux possible à nos utilisateurs.
Ça fait plusieurs fois que tu mentionnes le design system. Est-ce que tu peux nous expliquer ce que c’est ?
En gros on crée une librairie de toutes les briques qu’on va utiliser pour concevoir les écrans : un champ texte, un bouton, un titre… Résultat, quand on construit une interface, on prendre ces briques qu’on appelait avant LEGO ici pour les assembler ensemble. La métaphore avec les LEGO est chouette parce que lorsqu’on joue avec des LEGO on ne fabrique pas de nouvelles briques, mais ça ne retire rien à la créativité. Cela permet de passer plus de temps sur la résolution des problèmes.
Je parlais d’architecture haussmannienne en intro, je pense que c’est une bonne métaphore du design system. Un boulevard haussmannien c’est extrêmement homogène, il y a des règles qui ont été définies (balcons, inclinaison de toîts…). Et alors qu’un immeuble pris à part c’est intéressant mais sans plus, 200 immeubles haussmanniens alignés c’est magistral. D’autre part, lorsqu’on entre dans Paris, que ce soit par le nord, le sud, l’est ou l’ouest, on est un petit peu à la maison, c’est reconnaissable comme étant Paris et c’est ce qu’apporte un design system : un aspect familier qui crée des habitudes et un coté sécurisant.
Aujourd’hui, qui peut être Product Designer ?
Je crois que c’est très ouvert, les profils sont très hétérogènes et ça n’a pas l’air d’être une question de background. Je pense qu’il faut au départ assez rigoureux car il n’y a pas de “magie de la créativité”. Derrière ce métier il y a du process et de la discipline.
Je parlais de “connecter les points” tout à l’heure, le 2e aspect c’est d’être très ouvert, s’intéresser à plein de choses [ndlr: pour avoir plus de points à connecter]. Pour être un bon Designer il faut aimer le design et donc regarder plein de produits et faire preuve d’une grande curiosité.
Je crois que la 3e qualité c’est l’humilité. En revenant sur les bâtiments haussmanniens, les expressions individuelles de chaque architecte sont effacées au service d’une cause un peu plus grande qu’est cette homogénéité. Les Product Designers travaillent en vérité sur une petite partie d’un produit et un utilisateur n’a pas besoin de passer écran après écran par des expressions personnelles des Designers.
Si tu devais parier sur le futur du métier de Product Designer, à quoi ça ressemblerait ?
À moyen terme, c’est le développement de cette spécialité au sein des entreprises parce qu’aujourd’hui beaucoup en ont peu (ou pas) et leur rôle est encore très flou. Continuer à développer les sujets de design system et de scale. Il y a aussi plusieurs Designers qui ont des rôles de CPO ou CMO et peut-être qu’il y aura de plus de plus de gens qui prendront de plus grandes responsabilités sur le produit ou le marketing.
Les participants ont pu posé plusieurs questions à la fin de l’entretien, nous vous laissons aller regarder le replay pour avoir les réponses si celles-ci vous intéresse. Parmi elles :
Est-ce que les Product Designers ont une influence sur toute la partie “offline” d’une expérience comme celle de BlaBlaCar ? (44:56)
Il y a pas mal d’appellations (UI Designer, UX Designer, UX Researcher…) comment on les différencie et comment on les positionne ? (50:22)
Dans les grandes entreprises où la culture projet n’est pas hyper centrée utilisateur, comment fait-on pour insuffler une culture design ? (52:27)
Est-ce que la partie “évangelisation” du métier est réservée aux profils senior ? (56:30)
Est-ce que les Product Designers doivent avoir des compétences UI poussées ? (58:07)